La rétrospective Faites entrer l'infini sur Elisabeth Joulia s'est terminée il y a quelques jours. Le vernissage a attiré des centaines de personnes, la rue principale de la Borne était noire de voitures. L'occasion pour certains de découvrir le village ou d'y revenir après des années voire des décennies. Joulia a fait déplacer les foules. Le Centre Céramique Contemporaine a terminé l'année en beauté avec l'exposition star de sa programmation 2019 en 150 oeuvres en grès ou terres enfumées, une quinzaine de bronzes et des oeuvres graphiques. Revenons sur l'évènement avec celui qui en est à l'origine : Joseph Rossetto. Commissaire de l'exposition et auteur de la monographie consacrée à Elisabeth Joulia, c'est au travers de ses mots que le Strict Maximum commence l'année. L'occasion pour lui de revenir sur ce projet et les souvenirs du temps passer à la Borne avec la céramiste.
Quelle est la genèse de ce projet de monographie sur Elisabeth Joulia ?
Il arrive qu’à la découverte de certaines œuvres nous ayons le sentiment de faire corps avec elles : elles entrent dans nos vies et nous savons que leur présence nous accompagnera pour le reste de l’existence. Certains artistes ont ainsi ce pouvoir de nous procurer un sentiment de joie et de conférer à chacun de nous une dignité immense. L’art est parfois une victoire sur la vie, le temps et sur tout ce qui est détestable dans le monde. C’est ce que j’ai ressenti devant l’œuvre d’Elisabeth Joulia. J’ai eu très tôt le désir de m’ouvrir le chemin de sa vie intérieure. J’avais besoin d’exprimer avec des mots le cheminement de cette grande artiste, de témoigner de toute une vie de création. Quinze années après sa disparition rien n’avait été encore écrit. Il était urgent de lui rendre ce qu’elle m’avait donné. J’ai donc demandé à son fils, Grégoire Schneider, de me confier ses archives, ce qu’il a fait sans hésiter. Alors, a commencé un long travail de recherches et d’écriture, une expérience intense…
Parlez-nous de votre premier contact avec son œuvre ?
J’étais interne dans un lycée de Toulouse. J’ai quitté le lycée une après-midi sans autorisation et j’ai aperçu pour la première fois des œuvres d’Elisabeth Joulia dans la vitrine de la galerie At Home. La transgression peut être bénéfique ! J’ai éprouvé un sentiment de joie, un désir nouveau. Je me renseignais et découvrais dans des revues l’existence de La Borne et ses artistes mythiques, Joulia, Lerat, Mohy… Mon objectif a été alors de m’y rendre le plus rapidement possible. C’est ce que j’ai fait dès que je suis rentré à l’Université. J’étais passionné depuis toujours par la sculpture et la peinture. Mais les créations de Joulia, avec de l’argile, me touchaient profondément, une attraction sidérale m’orientait infailliblement vers elles.
Une visite chez Elisabeth Joulia à la Borne, à quoi cela ressemblait-il?
Pour ma part, je dirai d’abord le sentiment d’impatience que je ressentais au fur et à mesure que j’approchais et plus particulièrement lorsque je franchissais la voûte des arbres jusqu’à cette clairière occupée par le village. Après voir franchi le petit jardin clos à l’entrée de la maison endormie dans la verdure indomptable, il fallait agiter la cloche très fort. Un rouleau de papier et un crayon étaient destinés aux imprudents qui n’avaient pas averti de leur visite. L’accueil était toujours chaleureux. Il y avait aussitôt le petit cérémonial du thé dans la petite cuisine qui communiquait avec l’atelier. Joulia observait très attentivement le bol que le visiteur choisissait, parmi ceux présentés dans une grande coupe. C’était une manière de connaitre la personne qui lui rendait visite. Joulia avait un regard acéré, en profondeur, poétique sur les objets et sur le monde. Parfois ses propos pouvaient être acerbes mais elle était d’une fidélité sans faille avec les personnes qu’elle aimait. Elle préférait écouter, entendre les engagements de chacun, notamment ceux qui soignaient ou éduquaient les enfants et les adolescents. Elle ne s’exprimait jamais sur ses œuvres, sur le sens qu’elle leur donnait. Et ses propos étaient dénués de toute forme d’intellectualisme dont elle avait horreur. Joulia était d’une grande humilité sur son travail. Puis c’était le moment tant attendu de la découverte des nouvelles œuvres dans une petite salle attenante ou dans l’atelier. Les sculptures, les bols, les théières s’offraient d’un coup. L’émotion était forte. Le regard tentait d’embrasser tout à la fois… Il était difficile de ne pas repartir avec une œuvre dans ses bras ou au pire de la réserver. C’était une façon de se ressourcer. On repartait alors vers un autre horizon, un horizon ouvert.
Photo prise à Rome en 1953 - Archives photographies Joulia
Dans son atelier, la Borne, 1951 - Archives photographies Joulia
Photo prise au Maroc en 1956 - Archives photographies Joulia
Avez-vous une anecdote sur vos rencontres avec elle à nous raconter?
Ma première rencontre avec elle qui n’a pas eu lieu. Alors que j’étais étudiant, je passais un mois au château de Ratilly. Je voulais découvrir La Borne et voir à tout prix Joulia. Lorsque je l’ai appelé d’une cabine téléphonique près de sa maison. Elle m’a dit sèchement: « C’est inutile de venir, je n’ai rien à vous montrer ». Je suis reparti et l’hiver suivant, j’ai acheté deux magnifiques sculptures en grès blanc, à la galerie Jacqueline Blanquet à Paris. J’étais alors un sportif quasi professionnel et avec l’argent que je gagnais, j’achetais des sculptures. Qu’un footballeur lui achète des œuvres, cela a fait beaucoup rire Joulia. Elle m’appelait alors « L’homme à la moto » sans doute à cause de mes cheveux longs car je n’ai jamais eu de moto. Puis nous sommes devenus amis et je suis allé la voir plusieurs fois par an jusqu’à sa disparition.
Revenons à la monographie, vous avez eu accès aux archives pour la réaliser, qu’est ce que vous y avez découvert que vous n’aviez pas perçu lors de vos rencontres avec la céramiste.
J’ai été surpris par l’importance de l’œuvre céramique, graphique et poétique. J’ai découvert la vie intérieure d’une artiste, une vie d’ascète, une quête spirituelle qui rythme le renouvellement permanent de ces œuvres. Une douleur qu’elle exprime dans les poèmes, les brouillons de lettres, les fragments de journaux, cette douleur qui est toujours là autour d’elle. Elle ne sait pas si elle lui appartient, mais elle est là. J’ai découvert une belle jeune fille passionnée par la peinture, la sculpture, par la photographie, par les voyages et par la nature. Les archives gardent la mémoire de la quasi intégralité de ses créations, le plus souvent photographiées par elle-même. Durant toute sa vie, Joulia recherche une forme de vérité dans l’univers, qu’elle voit toujours en mouvement, dans un rythme sans trêve, comme celui de la mer. Son énergie – l’énergie est l’affaire de sa vie- rejoint celle de l’univers, en une respiration profonde. Elle en perçoit les signes, qu’elle traduit dans ses œuvres. C’est sa façon d’espérer, d’avancer dans sa vie, d’avoir foi au présent. Les formes qu’elle crée suivent cette quête. Joulia cherche toujours des formes nouvelles, elle refuse de s’enfermer dans son savoir. Et ce moment de création est aussi celui du déséquilibre, durant lequel elle se dépasse pour trouver toujours quelque chose de nouveau. C’est sa vérité.
Comment s’est passé ce « retour à la borne » de l’œuvre de Joulia par le biais de l’exposition au CCC?
Le temps de la rétrospective est venu à la fin de l’écriture du livre. Il fallait réunir un ensemble d’œuvres qui permettent de suivre son parcours, sans qu’il n’y ait de manque majeur. Certaines sculptures sont à l’étranger et notamment aux Etats-Unis. Néanmoins, le nombreux public qui s’est déplacé à La Borne a trouvé que les pièces enfin réunies étaient très représentatives, impressionnantes, surprenantes, émouvantes. Pour ce qui me concerne, j’étais heureux du regard des anciens de La Borne, des amis de Joulia et de l’émotion partagée.
La monographie de l'exposition Joulia -Faites entrer l'infini- écrite par Joseph Rossetto est illustrée d’un grand nombre de photographies et de documents qui couvrent la vie et
l’œuvre de l’artiste. C'est l'unique ouvrage existant à ce jour sur Elisabeth Joulia.
Il est disponible au Centre Céramique Contemporaine de la Borne (et par correspondance) et dans les galeries Prisme et Terres d'Aligre à Paris.
Photos 1 et 3 de l'article: Joseph Rosetto
Merci au SM d'avoir pris le temps d'une interview et de la formaliser avec clarté en ce début d'année, il s'agit de Joulia tout de même !
RépondreSupprimer